[Tribune] Page d’histoire : « Aux origines de la guerre de l’Ituri », (Thomas Luhaka Losendjola)

Une.cd

14 Septembre 2023 - 17:33
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[Tribune] Page d’histoire : « Aux origines de la guerre de l’Ituri », (Thomas Luhaka Losendjola)
Photo. Un groupe de miliciens lendu

L'Ituri ou la RDC en miniature 

A la suite du découpage administratif de la RDC de 2015, le district de l’Ituri est devenu la province de l’Ituri, aux côtés  des trois autres nouvelles provinces issues de la grande Province Orientale : Tshopo (avec Kisangani comme chef-lieu), Haut-Uélé (Isiro) et Bas-Uélé (Buta). La province de l’Ituri est subdivisée en cinq territoires : Aru, Mahagi, Djugu, Irumu et Mambasa. Elle a une superficie de 65.658 Km2, soit deux fois la superficie de la Belgique (30.688 Km2) ou du Rwanda (26.338 Km2). D’ailleurs, le plus grand territoire de l’Ituri, Mambasa, est plus grand (36.783 Km2) que la Belgique ou le Rwanda.
L’Ituri est aussi la seule province de la RDC où cohabitent comme autochtones les quatre groupes (ou communautés) qui composent la nation congolaise : les pygmées, les bantous, les soudanais et les nilotiques. En effet, en Ituri, on retrouve les pygmées, qui sont dans la forêt de Mambasa, les bantous (les biras), les soudanais (les lendus) et les nilotiques (les hema et une partie des Alur). Avec plus de 62 habitants au Kilomètre carré, l’Ituri est l’une des provinces les plus densément peuplées du pays.

Les antécédents historiques du conflit 

Dans le présent article, nous allons parler des origines du conflit actuel en Ituri qui prend ses racines en 1999. Mais, il faut souligner que les affrontements ethniques entre les lendu et les hema ont connu plusieurs épisodes dans l’histoire de la Province. Par exemple, le premier conflit dont nous avons connaissance remonte à 1911 lorsque les Ngiti, (ou les Lendu-Bindi), c'est-à-dire les Lendu du sud (Irumu), ont tué le chef hema Bomera. Le conflit a duré plusieurs mois avant que l’administration coloniale n’éteigne le feu. Le dernier conflit ethnique Hema-Lendu date de 1992 et a opposé les balendu-Bindi aux hema du sud (Irumu).
Contrairement à ces deux exemples (1911 et 1992), qui se sont déroulés dans le territoire d’Irumu, le conflit actuel trouve ses origines dans le territoire de Djugu, situé au centre de la province de l’Ituri.

Un banal conflit foncier à Djugu

Au mois de mai 1999 apparaît un banal conflit foncier opposant un fermier et ses voisins paysans. Le conflit porte sur les limites de la concession. Les deux parties se conviennent de s’en remettre à l’arbitrage de l’État. Elles se rendent donc à Bunia, chef-lieu du district, aux bureaux du service du cadastre. Le conservateur des titres immobiliers les reçoit et, après les avoir entendus, leur promet de descendre personnellement sur le terrain pour régler ce litige parce que son service détient toute la documentation nécessaire.

Un conservateur irresponsable 

Le jour convenu, le conservateur se rend sur les lieux à Djugu et est reçu par les deux parties au litige. Après avoir visité le site, le conservateur va déclarer, à la surprise générale, qu’il ne peut pas trancher ce conflit sur le champ parce qu’il a oublié ses cartes à Bunia. Pour les paysans, il s'agit d'une manœuvre du conservateur qui a bien constaté que le fermier avait tort. Mais comme il aurait  été corrompu, il ne peut pas trancher en sa défaveur ; c’est pourquoi il invente cette excuse de cartes oubliées. 
La conséquence qu’ils tirent de leur analyse est que « puisque le représentant de l’État ne veut pas nous remettre dans nos droits, nous devons nous prendre en charge nous-même ». Les paysans envahissent alors la ferme et tuent quelques vaches. Le fermier prend son véhicule et fonce à Bunia pour solliciter la protection de l’Etat.

L' " Overall commander " Tshaka-Bale.

Mais au mois de mai 1999, qui exerce l’imperium de l’État congolais à Bunia ? C’est le capitaine Tshaka-Bale, commandant du contingent ougandais qui occupe Bunia depuis aout 1998. Donc le fermier congolais se rend à l’aéroport de Bunia où le capitaine  Tshaka-Bale avait installé son quartier général et lui explique son problème. L’officier ougandais donne l’ordre à une section  (12 soldats) des militaires congolais, qui étaient sous son autorité, d’accompagner le fermier chez lui et de protéger sa ferme. Arrivés sur place, les militaires congolais dispersent, en tirant en l’air, quelques envahisseurs qui traînaient encore dans la concession. Mais, avec le temps, les militaires congolais, qui sont totalement pris en charge (nourriture, boisson, cigarette, carburant …) par le fermier, ne se contentent plus de protéger la ferme ; ils se lancent désormais dans des opérations de représailles contre les paysans. 

Les deux tribus créent des milices 

Et les paysans vont finir par se rendre compte que tous les militaires congolais commis à la garde du fermier étaient membres d'une même tribu : ils étaient tous hema comme le fermier. Et la très grande majorité des paysans étaient des lendu. Pour ces derniers, les choses sont désormais claires : les hema, avec le soutien des ougandais, veulent exterminer les lendu pour s’emparer de leur terre. Les lendu rapidement créent leur propre milice armée. En réaction les hema vont aussi créer leur propre milice. Le simple conflit foncier change de nature et devient désormais un conflit ethnique armé opposant les lendu et les hema.

La création de la province de " Kibali-Ituri "

La situation sécuritaire du territoire de Djugu va se détériorer encore un peu plus avec l’initiative du général ougandais James Kazini, commandant de l’opération OSH (Operation Safe Haven, Opération Havre de Paix). C’est le nom que les ougandais avaient donné à leur intervention militaire au Congo. Au mois de juin 1999, c'est-à-dire quelques semaines seulement après le début du conflit ethnique Hema-Lendu, le général Kazini prend la décision de créer la province de kibali-Ituri, englobant les actuelles provinces du Haut-Uélé et de l’Ituri. 

Adèle Lotsove, gouverneur de province 

Ensuite, il désigne madame Adèle Lotsove comme gouverneur de cette nouvelle province. Les critiques vont fuser de partout contre cette création de province illégale. Pour réparer cette irrégularité juridique, madame Adèle Lotsove prend, au mois de juillet 1999, l’arrêté 01/ALM/001/CAB/PROGOUV/KI portant création de la province du Kibali-Ituri. La société civile du district du Haut-Uélé va réagir vigoureusement contre cet arrêté en soutenant que leur district n’est pas concerné par cette décision et, par conséquent, ne reconnaît pas cette entité administrative  dénommée Kibali-Ituri. C’est ainsi que l’entité Kibali-Ituri va disparaître et laisser place à la seule province de l’Ituri, avec Adèle Lotsove comme gouverneur de fait ; sous la protection de l’UPDF (l’armée ougandaise).

L'aggravation du conflit 

La création de la province de l’Ituri et la désignation de madame Adèle Lotsove vont jeter de l’huile sur le feu dans le conflit Hema-Lendu. Pourquoi ? Tout simplement parce que Adèle Lotsove est une hema. Cela confirme les craintes des lendu qui suspectaient l’armée ougandaise derrière les hema. Parce que donner le pouvoir politique et administratif à un membre d’une des deux communautés en conflit (hema et lendu) signifie qu’on a pris fait et cause pour cette communauté, en l’occurrence la communauté hema. D’autant plus que beaucoup de cadres de l’armée ougandaise parlent le même dialecte que les hema. Pour les lendu, les hema et les ougandais sont donc frères.

Les anciens cadres du RCD-K/ML " professionnalisant " le conflit 

Le conflit hema-lendu va prendre plus d’ampleur en 2001 avec la dislocation de la plate-forme  politique FLC (Front de Libération du Congo) qui était une alliance réunissant le MLC de Jean-Pierre Bemba et le RCD-K/ML d’Antipas Mbusa Nyamuisi. Mais surtout avec l’éclatement de l’APC (Armée du Peuple Congolais), la branche armée du RCD-K/ML. En effet, en 2001, plusieurs cadres du RCD-K/ML, originaires de l’Ituri vont s’autonomiser en créant leurs propres  milices tribales avec les anciens militaires de l’APC, membres de leur propre tribu. Ces militaires avaient été recrutés en Ituri et formés par le RCD-K/ML à Nyaleke (Beni) et à Rwampara (Bunia). C’est ainsi que Thomas Lubanga (un hema du nord) en alliance avec Bosco Tanganda (un tutsi) créent l’UPC (l’Union de Patriotes Congolais), Floribert Ndjabu (un lendu) crée de son côté le FNI (Front  Nationaliste Intégrationniste). Chef Yves Kawa Mandro (un hema du sud) crée son PUSIC (Parti pour l’Unité et la Sauvegarde de l’Intégrité du Congo). Le conflit hema-lendu fera désormais plus de victimes qu’auparavant parce que chacun des protagonistes dispose désormais de militaires formés et d'armes automatiques.
Nous pourrons voir par la suite l’évolution de ce conflit de 2001 jusqu’à ce jour dans un autre article et envisager quelques pistes de solutions.

Les quatre facteurs à l'origine du conflit 

Mais en attendant, on peut retenir, en conclusion, que la guerre de l’Ituri, qui perdure jusqu’à ce jour et qui a fait des milliers de morts et de déplacés, a eu pour origine la conjugaison de quatre facteurs : 
1° L’incapacité de l’État congolais, à travers ses agents, à régler un simple conflit foncier
2° Le choix malheureux, par le capitaine ougandais Tshaka-Bale, de  militaires congolais membres de la même tribu
3° L’ethnicisation du conflit par les lendu et les hema
4° La création anarchique de la « Province » de l’Ituri et la désignation d’une hema comme gouverneur par le général ougandais.

La déliquescence de l'État congolais 

Mais en réalité, ces quatre facteurs ne sont que les manifestations de la déliquescence de l’État congolais. La résolution de la crise de l’Ituri, et d’autres crises sécuritaires à travers le pays, passe à notre humble avis, par la restauration de l’autorité de l’État à travers la mise en place d’une administration publique très efficace et la construction d’une armée républicaine et professionnelle. Ce qui suppose, dans les deux cas (administration et armée) des cadres bien formés, bien rémunérés et bien équipés. Ces défis sont à la portée d’une classe politique consciencieuse, ayant une éthique de l’intérêt général très développée.                          
     
A suivre !

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